Nous sommes en 1962. C’est l’époque des grands projets d’urbanisme qui entendent révolutionner la ville, celle des hypermarchés et des lotissements. A la télévision passent en boucle les publicités pour les Maisons Phénix vendant aux ouvriers et à la classe moyenne le rêve de l’accession à la propriété. La société propose des constructions rapides et à bas prix. Tous les espoirs sont permis.
C’est dans ce contexte que le préfet des Alpes-Maritimes, Pierre-Jean Moatti, impose au conseil général un projet de ville nouvelle visant à désengorger les structures du littoral. L’idée est d’industrialiser le département dans la haute vallée du Var, à une quinzaine de kilomètres de Nice, sur un coin de terre pelée où on chasse le sanglier.
La ville nouvelle de Carros, baptisée Carros-le-Neuf, comportera une zone industrielle qui devrait fournir une dizaine de milliers d’emplois et des habitations bon marché. Le projet est scindé en deux parties résidentielles, la zone A, en hauteur, et la zone B, plus bas. La première pierre est posée en novembre 1968.
La ville nouvelle commence à surgir de terre, mais, dès le lancement des travaux, les premières difficultés apparaissent et les entrepreneurs désertent rapidement le chantier. La construction de la station de ski Isola 2000, non loin de là, crée une concurrence qui n’aide pas. Cette accumulation d’embûches provoque l’arrêt prématuré des travaux, laissant des équipements publics inachevés.
Dans la zone A, au début de l’année 1973, pour une population de deux mille cinq cents habitants, il n’existe « aucun terrain de sport, pas de salle de réunion, pas de garderie, pas d’espaces verts, peu de commerces. La voirie est défoncée », raconte Le Monde à l’époque. La zone B ouvrira des années plus tard, avec retard. La conception architecturale est pourtant assez réussie, avec ses toitures en tuiles romaines, ses murs ocre clair percés d’étroites ouvertures asymétriques, ses rues, ses placettes.
Maisons Phénix
Un centre-ville naîtra, entre les deux zones résidentielles. Mairie, commissariat, commerces, bureau de poste, écoles, centre commercial, piscine et une Maison pour tous. A la fin des années 1970, la ville nouvelle ne représente qu’à peine mille six cents emplois, dont une grande partie provenant de transferts d’entreprises niçoises. Le président du conseil général confie alors volontiers qu’« il n’y aura plus d’expérience de ville nouvelle dans le département ». Le préfet, Pierre-Jean Moatti, lui, en rêvait d’une dizaine.
En 1983, à la demande de Maisons Phénix, dont les pavillons ont poussé par dizaines entre les HLM de Carros-le-Neuf, un commissaire d’exposition et communicant, Marc Netter, invite six photographes de renom (Sabine Weiss, Jean Dieuzaide, Bernard Gille, Guy Le Querrec, Emil Schulthess et Jaques Windenberger) à documenter l’expérience urbanistique. Ce fonds photographique de plus de quatre cent cinquante images a été confié en juin au Musée des arts décoratifs, à Paris, qui en expose une partie jusqu’au 28 janvier.
Pour ce projet « sociophotographique », les six photographes déambulent pendant quelques mois dans les rues de Carros. Leurs images constituent une toile de fond pour le contexte politique particulier du début des années 1980 : mouvement antinucléaire, défense de la laïcité, arrivée de la gauche au pouvoir. On y retrouve aussi les différentes vagues de la main-d’œuvre immigrée : des Italiens, des Marocains, des Portugais.
Certains photographes s’immiscent dans les foyers, capturent les papiers peints et les cuisines surchargées. Régis, 28 ans, accoudé sur la toile cirée qui recouvre sa table, est cité par Guy Le Querrec dans les documents qu’il consigne. « Ici, on vit une petite vie moyenne, dans un cadre moyen, dans une société moyenne. »
Les jeunes, tout particulièrement, semblent s’ennuyer sec dans la ville-dortoir. Ils se désintéressent de la maison de quartier et de ses activités, préférant traîner sur le parking du supermarché Sodim, écouter du hard rock sur les autoradios en fumant des joints et en essuyant les remarques des personnes âgées venues faire leurs courses. Cinquante ans plus tard, la jeunesse s’est déplacée de quelques centaines de mètres, sur la placette du centre-ville. Elle passe du Jul sur son téléphone et agace toujours autant les riverains.
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